L’organisation du travail comparée chez Renault Trucks et
Dongfeng
On oppose souvent la production industrielle en France et en
Chine : il y aurait, d’un côté, un « modèle chinois »
caractérisé par la copie des savoir-faire, une main-d’œuvre peu qualifiée et
des produits de faible qualité ; de l’autre, un « modèle
français » plus innovant, avec une maîtrise supérieure de la fabrication
et des productions de meilleure tenue. L’étude comparative de l’organisation du
travail chez Renault Trucks et chez son partenaire Dongfeng met à mal ces idées
reçues.
Confronté à d’importants problèmes techniques sur le moteur
de ses camions haut de gamme, Renault a donné, entre 1990 et 2000,
priorité absolue à la qualité pour conserver l’image de la marque (1).
Son choix s’est traduit, pour la réalisation du moteur, par une automatisation
des équipements de production et de contrôle ainsi que par une formalisation
des procédures. En effet, les managers étaient à la fois convaincus — comme
dans l’aéronautique des années 1990 (2)
— de la supériorité du travail des machines sur celui des hommes et méfiants à
l’égard des ouvriers. « A l’époque [en 2000], avoue un
ingénieur, il y avait encore des grands mouvements de grève, des sabotages
même, et l’on ne savait pas trop si on pouvait faire confiance aux
opérateurs (...). Et puis [leur] niveau de formation
n’était pas le même qu’aujourd’hui, il y avait beaucoup d’erreurs. »
Néanmoins, devant le coût élevé d’une chaîne entièrement
automatique, l’entreprise a préféré s’en tenir à l’automatisation des seuls
postes qui présentaient un risque important pour la qualité du moteur, avec,
pour les opérations restées manuelles, la mise en place de détrompeurs. Ces
dispositifs de contrôle automatique pouvaient être aussi bien des capteurs
placés devant le rangement de certaines pièces pour valider le travail à
l’approche d’une main, que des visseuses comptant le nombre de vissages
effectués et de tours accomplis pour s’assurer que le bon type de vis a été
utilisé. L’opérateur est relégué à un rôle d’exécutant et son travail contrôlé
par des machines.
Cette volonté d’encadrer au maximum la fabrication s’est
cependant heurtée à une autre logique : la soumission des chaînes de
montage « non tractées » au rythme humain. « Elles
n’avancent pas tant que l’opérateur n’a pas fini son travail et tout
validé. (...) On a pris beaucoup de retard, au début, sur la
production », déplore un directeur. Pour atteindre leurs quotas de
production, les travailleurs ont de ce fait dû modifier les procédures en
cours... avec l’accord tacite de leur encadrement direct. Il s’agissait
de « tromper les détrompeurs », selon l’expression d’un
chef de ligne.
Juste avant la fermeture de la chaîne en France (en 2006),
alors que de nombreuses machines n’étaient plus entretenues et que
l’approvisionnement en pièces devenait difficile, les opérateurs ont déployé
des trésors d’imagination afin de « convaincre » ces appareils que le
montage se déroulait comme prévu — en passant la main devant tel capteur pour
simuler la prise d’une pièce manquante, en mettant brièvement quelque chose
dans une caisse pour leurrer d’autres capteurs liés au poids. Dans le même
dessein, ils sont allés jusqu’à construire des objets — par exemple une plaque
métallique, à présenter devant l’aimant chargé de vérifier l’insertion de
certaines pièces —, et sont ainsi devenus des experts du fonctionnement
des équipements davantage que du moteur à monter !
En 2005, avec le rachat de sa division camions par Volvo,
Renault a décidé de ne plus réaliser ce moteur pour le marché européen et de
vendre sa licence. Dongfeng s’est porté acquéreur afin de pallier son retard
technique et de prévenir les évolutions de la législation antipollution
chinoise, mais aussi et surtout de parvenir à démontrer qu’il était capable de
maîtriser semblable production.
Créé en 1969 à Shiyan, dans le Hubei, et deuxième
constructeur automobile en Chine, Dongfeng dispose de trois bases industrielles
dans la province ainsi que d’implantations dans l’Est et le Sud ; il
possède des joint-ventures avec Nissan, Citroën et Peugeot. Son achat de la
licence a correspondu à une démarche courante en Chine — ce que le chercheur
François Gipouloux nomme le « syndrome de la filiale (3) » :
on se procure une technique non pour elle-même, mais comme outil de
développement. Un ingénieur au département recherche et développement chez
Dongfeng résume l’idée : « Les produits des constructeurs
européens sont de meilleure qualité (...) et plus avancés
techniquement. Si nous parvenons à rattraper notre retard sur eux, nous
pourrons exporter des camions partout dans le monde. »
Pour l’heure, le coût du moteur en question, trois fois plus
élevé que les prix pratiqués dans le pays, ne permet guère d’augmenter le
volume des ventes... Mais, une fois les plans et méthodes de fabrication du
moteur Renault en sa possession, Dongfeng a commandé une chaîne neuve et opéré
de nombreuses modifications tant sur le produit que sur le processus de fabrication.
Le transfert de technique est donc loin de se réduire à une simple
copie (lire « S’adapter ou
copier ? »).
D’abord, la chaîne a été moins automatisée que celle du
constructeur français — avec un nombre de robots réduit au minimum, du fait de
leur caractère onéreux et de leur emploi jugé trop contraignant. La
robotisation n’est intervenue qu’après un constat d’échec des opérations
manuelles.
Ensuite, il a été décidé de ne pas mettre en place de
détrompeurs, bien que les équipements installés en aient la capacité. Un choix
que justifie un des ingénieurs responsables de leur
conception : « Les dispositifs de contrôle automatique ont des
avantages mais également beaucoup d’inconvénients ; ils peuvent ralentir
la cadence de la production en bloquant l’avancée de la chaîne. » Des
contrôles équivalents sont donc réalisés par les opérateurs en aval — une
solution qui avait été écartée en France, par crainte de la connivence entre
les travailleurs, qui aurait pu les inciter à masquer les erreurs de leurs
camarades.
Enfin, les procédures élaborées, aussi précises que celles
de Renault, sont moins strictes car, remarque le directeur de
l’usine, « en Chine, ce n’est pas comme en Europe, on ne peut pas
tout anticiper, il y a beaucoup d’événements imprévus ». Un chef
d’une des lignes de montage renchérit : « Les règles, ce sont
des guides dont on se sert, mais on ne peut jamais les suivre à la
lettre. » Les opérateurs de sa ligne ont la liberté de déroger, avec
l’accord de leur direction, à la plupart des procédures — une latitude rendue
possible par la forte surveillance exercée sur eux. En effet, pour obtenir
leurs postes, ils ont dû répondre aux exigences d’une sélection spéciale qui
est venue s’ajouter aux moyens de contrôle habituels en Chine : syndicat
unique dont les responsables appartiennent souvent à la direction de l’usine,
contrats de travail oraux qui empêchent concrètement une bonne partie des
salariés de faire valoir leurs droits, appartenance à une entreprise d’Etat
employant plusieurs membres d’une même famille et garantissant encore de
nombreux services sociaux, etc. « Dongfeng, c’est notre famille »,
déclare un ouvrier.
Alors que Renault Trucks avait cherché à anticiper les dysfonctionnements
par la mise en place et le respect des procédures, Dongfeng a donc privilégié
la flexibilité et la rapidité de réaction face aux circonstances de production
— comme ailleurs en Chine, où les règles établies, en général plus floues et
malléables qu’en France, sont conçues pour évoluer tout au long d’un processus
d’essais et de corrections des erreurs.
De tels choix correspondent, certes, aux différences
culturelles entre les deux pays qu’ont mises en avant certains
sinologues (4).
Toutefois, on aurait tort d’en conclure à l’existence d’une frontière étanche
entre « anticipation à la française » et « réactivité à la
chinoise » : il faut plutôt y voir l’expression de tendances, car les
travailleurs chinois connaissent aussi les pratiques préventives et leurs
homologues français ne prévoient pas tout. De plus, l’organisation de la
production est également liée à l’histoire spécifique des deux constructeurs, aux
modalités qu’ils ont adoptées pour renouveler leurs produits, ou encore au coût
relatif capital-travail en France et en Chine.
Par exemple, Renault est en mesure de remplacer une
génération de produits par la suivante dès qu’intervient une nouvelle réglementation
sur la pollution — ses impératifs de qualité reposant en partie, on l’a dit,
sur sa volonté d’anticiper les contraintes. Chez Dongfeng, au contraire, les
générations de moteurs ne se succèdent pas, mais se superposent ; et,
comme la première phase de commercialisation peut servir de test pour améliorer
un produit, étant donné le faible volume des ventes, il n’y a pas lieu de se
montrer aussi rigoureux que chez les concurrents, du moins dans un premier
temps.
De même, si l’on considère le coût relatif capital-travail,
plus bas en Chine qu’en France, rien de surprenant à ce que Dongfeng ait opté
pour le travail manuel plutôt que pour l’installation de stations automatiques
sur ses lignes. D’autant que l’automatisation chez Renault avait eu plusieurs effets
pervers : les robots, loin d’avoir la fiabilité que leur prêtaient les
concepteurs de la chaîne, étaient responsables de multiples erreurs sur les
postes automatiques et les détrompeurs. « Je finis[sais] par
passer plus de temps à réparer cette machine qu’à monter des plaques [sa
tâche sur la chaîne] », constate un opérateur.
De plus, l’insistance mise sur le respect des procédures
rendait illégitimes et forcément informelles les modifications pourtant
indispensables opérées par les travailleurs en cas d’erreur des robots. Limiter
leur marge de manœuvre créait chez eux la souffrance d’être réduits à un rôle
d’exécutants encadrés par des machines : ils avaient l’impression
d’être « asservis » à elles, selon l’expression d’un d’entre
eux. Deux conséquences en ont résulté.
D’une part, les opérateurs français ont effectué moins de
modifications que leurs homologues chinois pour améliorer la qualité du
produit, et, lorsqu’il était trop difficile de contourner la procédure, ils ont
eu tendance à s’y conformer, même s’ils savaient qu’elle pouvait entraîner un
défaut. Ainsi, au poste d’insertion de l’arbre à cames, le détrompeur mis en
place pour contrôler le jeu latéral de cette pièce signalant régulièrement une
anomalie, les opérateurs donnaient des coups de marteau dessus afin qu’il
valide malgré tout l’opération. En dépit de l’interdiction formelle d’utiliser
un tel outil que stipulait le guide de montage...
D’autre part, étant dans l’ignorance des routines de
production, Renault Trucks s’est trouvé bien en peine de comprendre les
problèmes liés aux mauvaises pratiques. A l’inverse, si les premiers moteurs
sortis par Dongfeng sont de moindre qualité, la meilleure connaissance qu’il a
du travail réel lui permet de remédier à de tels problèmes — au besoin par des
méthodes assez inattendues.
Qu’on en juge au mode d’introduction d’une soupape dans la
culasse mis au point par une opératrice. La tête de la pièce pouvant être
abîmée par un choc au cours de cette opération délicate, on l’entoure avec un
bout du chiffon qui sert à la nettoyer avant de la glisser dans la culasse. Le
tissu amortit la chute de la soupape, qui finit de se positionner en douceur
lorsqu’on le retire. Un chiffon plutôt qu’un robot...
Clément Ruffier
Sociologue.
Ce texte est issu de Sociologie de la carrière des objets techniques. Le cas du camion dans le transfert de techniques entre la France et la Chine, thèse de doctorat de sociologie et sciences sociales, université Lumière-Lyon-II, 2008.
Ce texte est issu de Sociologie de la carrière des objets techniques. Le cas du camion dans le transfert de techniques entre la France et la Chine, thèse de doctorat de sociologie et sciences sociales, université Lumière-Lyon-II, 2008.